Dans « Jean-Luc Delarue, la star qui ne s'aimait pas » Vincent Meslet revient sur la carrière de l’animateur culte des années 90. L’ex-directeur exécutif de France 2, désormais producteur de la série Demain Nous Appartient sur TF1, balance aussi sur l’envers du décor du monde de l’audiovisuel de ces trente dernières années.
Si Jean-Luc Delarue, disparu en 2012, a révolutionné la télévision en donnant la parole aux « vrais gens » et en les écoutant, c’était aussi un homme rongé par le doute et empoisonné par la notoriété. Extraits, publiés par l’Obs, du livre sur Jean-Luc Delarue, qui sera disponible dès le 19 septembre :
Jean-Luc est le double miroir de la télévision : de ce qu’elle a de plus merveilleux et de plus redoutable. Au fil de l’écriture, je me suis convaincu d’une chose : ce qui a tué Jean-Luc est ce qui tue la télévision, l’inconséquence, la perte de toute logique, le sacrifice du génie artistique sur l’autel de l’ambition et de la puissance.
Le 10 juin 1994, jour où il reçoit son premier chèque de France 2, Jean-Luc Delarue prend une cuite. Il boit des grands crus au goulot en dansant sur la musique de "Reservoir Dogs", le film de Quentin Tarantino qui lui a inspiré le nom de sa société. […] Chaque contrat provoque chez lui une intense satisfaction, un sentiment de victoire. Mais, le soir et la nuit venus, il se "met mal". Il boit et se drogue de manière violente et autodestructrice. Les jours qui suivent, il se lance dans des dépenses inconsidérées, claque des dizaines de milliers de francs de façon compulsive, comme pour se débarrasser d'un argent qui lui brûle les doigts.
Lorsque Delarue sort du studio commence la lente et pénible redescente. […] Les caméras ne sont plus là pour le protéger. L'alcool et le shit, et plus tard la cocaïne, ne sont plus des antidotes. Une nuit, vers 3 heures, il rentre chez lui avec Elsa [sa fiancée, NDLR] et son demi-frère. Il conduit la belle Safrane achetée par Réservoir Prod […]. Il passe par les voies sur berges, non loin du pont où la princesse Diana trouvera la mort en 1997. Il pousse la musique à fond […] puis se tourne vers Elsa : "On sera mieux là-haut tous ensemble, non ?" Il accélère, tout le monde crie dans l'habitacle, la voiture finit par se fracasser contre un poteau de la bretelle de sortie avant de faire trois tonneaux.
Franck Saurat, son associé, se fait le complice des dirigeants de Réservoir Prod pour protéger l'équipe : fausse oreillette faisant croire à Delarue, en régie, qu'il parle aux animatrices, faux emploi du temps avec réunions qui donneront à Jean-Luc l'illusion qu'il élabore les programmes, alors que les vraies réunions de production se tiennent sans lui. […] Franck est toujours là lorsque la police appelle au petit matin, lorsque Delarue est trouvé dans les pires endroits, mis à mal au milieu de clochards, attaché à un radiateur dans une chambre d'hôtel…
Arrive le moment des cadeaux du quarantième anniversaire de l'animateur. […] Nerveux, il ne parvient pas à ouvrir les paquets et réclame un couteau au serveur. Il n'y arrive pas plus et déchiquette les emballages comme à coups de poignard. Puis, ceux-ci enfin ouverts, il plante violemment son couteau dans la table. Tout le monde sursaute. […] Nul ne sait que la violence de ce coup de couteau préfigure la violence du stylo avec lequel Jean-Luc Delarue signera chaque lettre de licenciement.
"Ça se discute" doit s'arrêter en juin 2009, et l'une des dernières émissions est tournée. Delarue est en retard, vraiment en retard. Ses équipes, qui y sont habituées, intègrent depuis longtemps ses retards légendaires à leurs plans de production. Mais, là, le délai est vraiment dépassé. Delarue ne répond à aucun des appels. On commence à s'inquiéter. Puis, tout d'un coup, son nom s'affiche sur un des portables. La voix, chuchotante, est presque inaudible : "Je ne peux pas parler. C'est trop drôle ! Il faut annuler. Je ne peux pas venir. Je joue à cache-cache avec François Weyergans. Je me suis caché dans le frigidaire. Il me cherche depuis des heures. […]" L'enregistrement est donc reporté, et des milliers d'euros gâchés.
Le milieu audiovisuel, mal à l’aise avec la mort d’un de ses génies, se complaisait dans une lecture qui l’exonérait de toute responsabilité. D’un côté, la fée audiovisuelle aurait donné à Jean-Luc Delarue tous les talents. De l’autre, sa mère l’aurait tellement traumatisé tout au long de sa vie qu’elle serait la seule responsable des addictions et des perversions de son fils. L’absence, si ce n’est de sentiment de culpabilité, du moins de mauvaise conscience du milieu de l’audiovisuel m’avait profondément choqué.